Michel Onfray, Théorie du voyage, Poétique de la géographie, Livre de poche, 2007.
"Partir,
emboîter le pas des bergers, c'est expérimenter un genre de panthéisme
extrêmement païen et retrouver la trace des dieux anciens [. ].
L'élection de la planète tout entière pour son périple
vaut condamnation de ce qui ferme et asservit : le Travail, la Famille et
la Patrie, du moins pour les entraves les plus visibles (. ). Asocial, insociable,
irrécupérable, le nomade ignore l'horloge et fonctionne au soleil
ou aux étoiles, il s'instruit des constellations et de la course de
l'astre dans le ciel, il n'a pas de montre, mais un œil d'animal exercé
à distinguer les aubes, les aurores, les orages, les éclaircies,
les crépuscules, les éclipses, les comètes, les scintillements
stellaires, il sait lire la matière des nuages et déchiffrer
leurs promesses, il interprète les vents et connaît leurs habitudes.
Le caprice gouverne ses projets."
Voyageur ? Touriste ? Nenni, ce n’est pas la même chose. “
Le comparatiste désigne toujours le touriste. L’anatomiste signale
le voyageur ” rappelle salutairement Michel Onfray dans un discret précis
de la Théorie du voyage, poétique de la géographie qu’on
n’oubliera plus désormais de glisser dans son sac avec le Baedeker
(ou mieux, sans…). L’auteur y traite de l’avant sur le mode
désirant, électif et accumulatoire ; de l’ici-et-maintenant
du territoire offert à nos fins d’exploration ; de la découverte
de cet Étranger qui n’est autre que soi ; du tandem qui unit
plutôt que du couple qui sépare ; du retour au foyer où
s’ancrent les souvenirs et jusqu’à cet entre-deux vertigineux
qu’éveille le claquement sec de la porte qu’on referme
derrière soi…Autant le touriste est organisé, prévisible,
bardé de références, autant le voyageur selon Onfray
s’apparente à un nomade, à un errant, à un corps
désirant aux narines frémissantes qui se nourrit “ d’intuitions
et de la pénétration immédiate de l’essence des
choses ”. Les livres, cartes et atlas sédimentent à l’arrière
du crâne. Sur le terrain, l’heure n’est plus à la
réflexion ni à l’étude. Onfray en appelle au “
hasard objectif ” cher à André Breton pour prôner
l’abandon, le lâcher-prise, la disponibilité totale aux
événements. Ce en quoi le voyageur épouse la figure subversive
du Tzigane, du Juif errant, à jamais insaisissable, à jamais
là où on ne l’attend pas. L’ordonnancement des perceptions
se fera, une fois l’éblouissement passé, par l’image,
par l’écrit, par tout ce qui transfigure l’expérience
en “ incandescence expressive ”. C’est la grande tradition
des Rimbaud, Bouvier, Loti, Cendrars… feu nos écrivains-voyageurs
dont Michel le Bris et ses Étonnants voyageurs assurent aujourd’hui
bravement la relève. Dix-huit mois pour un Genève-Kaboul et
quelques quatre cent pages de récit et de dessins : qui mieux que Nicolas
Bouvier et Thierry Vernet (in L’Usage du monde) illustrèrent
le nomadisme et ses effets induits sur le voyageur ? Des milliers de kilomètres
par tous les temps et par tous les chemins érodent l’armature
de l’ego comme la vague creuse le rocher.